jeudi 20 mars 2008

Jean-Marie Guyau, notre philosophe au marteau

Nietzsche avait compris ce moraliste athée français qui tentait de fonder l’éthique sur la puissance vitale et non sur le devoir ou l’utilité.

Il n’y a guère qu’en philosophie que l’ancien peut être nouveau. C’est une idée précieuse qu’ont eue les Éditions Allia d’exhumer cette Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Jean-Marie Guyau (1854-1888), emporté à l’âge de trente-trois ans par la phtisie mais qui avait eu tout de même le temps d’écrire une bonne dizaine d’ouvrages.

Lutte contre les préjugés moraux, volonté de s’en tenir aux faits observés, récusation égale des systèmes modernes (utilitarisme, positivisme, évolutionnisme) et des systèmes classiques (morale chrétienne, morale kantienne), le lecteur qui découvre cet ouvrage est frappé par les conjonctions d’idées avec Nietzsche, lequel se disait lui-même « philosophe au marteau ». Les deux hommes se sont peut-être croisés sans le savoir dans les rues de Nice et de Menton. En tout cas, si Guyau n’a jamais entendu parler de Nietzsche, Nietzsche, lui, a lu crayon en main cette Esquisse et marqué en plusieurs endroits son approbation.

Les idées de Guyau en matière de morale, et qui remontent déjà à l’avant-dernier siècle, gardent leur impact révolutionnaire : la véritable sanction devrait être l’impunité ; toute sanction est soit une cruauté (si elle est une peine), soit un privilège (si elle est une récompense), dans tous les cas elle est à la fois injuste et immorale (presque aucun criminel n’éprouve du remords). Donner au devoir une valeur morale, c’est oublier qu’il peut commander le crime.
Guyau prévoit la disparition de la peine de mort et dénonce les illusions religieuses d’une plume alerte. Dieu, pronostique-t-il, deviendra toujours plus inutile.

Mais ce qui fait de Guyau le frère de Nietzsche, c’est d’abord son projet d’articuler la morale à la vie. Vivre, ce n’est pas seulement acquérir et accumuler, c’est aussi dépenser. Contre les utilitaristes anglais, le philosophe français a les mêmes objections que son alter ego allemand : la vie ne calcule pas, elle se répand et dépense.
Ce qu’il y a aussi de profondément nietzschéen chez Guyau, c’est la façon qu’il a d’analyser le comportement moralement qualifié comme une dynamique de forces : où y a-t-il résistance ? Et d’où vient-elle ? Où n’y en a-t-il pas ?

La vie morale, comme la physique et la psychique, est faite d’impulsions et de résistances dont nous n’avons que rarement conscience. Ce que les philosophes ont appelé devoir ou obligation vient de plus loin que la pensée. L’intensité de la vie est le mobile de l’action, et c’est parce qu’elle cherche à se répandre autour d’elle que la vie chez l’être humain est de nature sociale.
Traduisons en termes d’aujourd’hui : cette morale sans obligation ni sanction ne correspond-elle pas à ce que nous appelons « éthique » ? C’est la vie, en effet, et non la pensée, qui nous a persuadés de remplacer la rigidité de la morale par la souplesse (au moins apparente) de l’éthique, pour le meilleur comme pour le moins bon. On ne sera pas forcément d’accord avec Guyau mais il y a quelque chose de plus important que d’être d’accord avec un philosophe : c’est d’être stimulé par lui.

Christian Godin, philosophe.
Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, de Jean-Marie Guyau. Éditions Allia, 2008, 222 pages, 15 euros.

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