Il y a cent soixante ans, la révolution de 1848 donne aux femmes, pour la première fois, la possibilité d’intervenir sur la scène publique. Au travers de journaux, pétitions, associations… Femmes célèbres, femmes du peuple, côte à côte, prennent la parole. Brève libération : les hommes confisquent bien vite cette parole révolutionnaire !
Un article de Michelle Perrot publié dans L’Histoire n°218.
C’est, semble-t-il, en juin 1848 que La Voix des femmes, journal d’Eugénie Niboyet, parla pour la première fois des « femmes de 1848 », les érigeant, par le langage, en actrices de l’histoire. L’expression a fait fortune, avec des éclipses, des refoulements, des retournements liés aux révisions historiographiques qui menacent particulièrement l’histoire du féminisme, « niée dans le même temps où elle se fait »1, et par les femmes elles-mêmes.
Daniel Stern (nom de plume de Marie d’Agoult), qui fut l’amie de Franz Liszt et la précoce historienne de 1848 (Histoire de la Révolution, 1850), oppose les femmes du peuple aux « excentriques » des clubs et des journaux. Moquées par les publicistes, elles sont tournées en dérision par les compagnons – des séries à succès du Charivari.
Le théâtre les prend pour cibles. En 1849, un vaudeville « réactionnaire » met en scène Les Femmes saucialistes, par des comédiens d’âge mûr, aux allures grotesques, voire monstrueuses.
Sand, en raison de sa célébrité et de son engagement aux côtés du Gouvernement provisoire (cf. encadré « Deux siècles de luttes »), suscite les sarcasmes les plus haineux : « L’égérie », « la Sapho de la République », « la belle et sainte muse » est une « rouge » qui couche et qui touche de l’argent pour ses Bulletins de la République ; blessée, elle se croira obligée de démentir. Au mieux, c’est le silence : dans la peinture des barricades, les femmes sont absentes, bien plus qu’en 1830, lors de la révolution des « Trois Glorieuses » qui fut à l’origine de la monarchie de Juillet ; ou alors dans la position de la femme-qui-aide, ou sous les traits d’une virago qui préfigure la « pétroleuse », femme incendiaire de la Commune. En ce milieu de siècle, la barricade devient plus étroitement masculine, dans sa représentation plus que dans sa pratique, manière d’évacuer de l’espace public la présence des femmes, désormais figées en allégories et en symboles. Et les manuels scolaires peuvent, allègrement – aujourd’hui encore –, parler du suffrage « universel » de 1848, sans même indiquer qu’il n’était que masculin…
Cependant, l’historiographie contemporaine a redécouvert les « femmes de 1848 », que nous appellerions plus volontiers « des femmes en 1848 » pour éviter les pièges d’une trompeuse unité verbale : fugitivement d’abord, lors du premier centenaire, grâce à Édith Thomas, cette pionnière; de façon beaucoup plus soutenue, aujourd’hui, en raison des développements d’une histoire des femmes devenue plus soucieuse du politique. Les travaux de Michèle Riot-Sarcey, de Christiane Veauvy et de Christine Fauré, dont l’Encyclopédie politique et historique des femmes est particulièrement attentive à la dimension européenne, ont notamment contribué à réévaluer une expérience sans précédent.
Dans un monde construit sur une rigoureuse distinction du public et du privé, « sphères » considérées comme des équivalents des sexes, sur la famille patriarcale, cellule de base et interlocutrice de l’État, sur la subordination civile de la femme mariée et l’exclusion des femmes de la politique, 1848 a constitué sinon une rupture, du moins une brèche, où se sont engouffrées des femmes, avides de leurs droits ou simplement rebelles. Bref épisode qui frappe par son intensité, la variété de ses manifestations, et son extension à la fois sociale et spatiale, sans qu’on puisse mesurer vraiment la part de la contagion ou de la simultanéité. Moment fulgurant d’une prise de parole où les femmes se font, pour une fois, entendre sans médiation.
Une élite de femmes urbanisées, éprises de liberté
Mais ces femmes de 1848, qui sont-elles dans leur diversité ?
Des femmes connues, voire célèbres, et des anonymes ; des habituées de l’espace public, au moins littéraire, et d’obscures lectrices, ménagères ou travailleuses des faubourgs et de la province ; de moyennes, voire petites bourgeoises, institutrices, publicistes, sages-femmes…, engagées dans un salariat incertain, mais aussi des ouvrières du textile ou de la couture‑; des femmes seules, célibataires ou séparées, attentives au divorce, et des mères de famille, soucieuses de l’éducation de leurs enfants – un des arguments civiques de toutes ; des femmes pauvres, prostituées parfois, libérées de Saint-Lazare (la prison parisienne des femmes) dès les premiers jours d’une révolution généreuse qui voit dans ces « filles perdues » des filles du peuple, et souvent réfugiées dans les lavoirs du bord de l’eau, hauts lieux de la sociabilité féminine.Les plus actives ont fait leurs premières armes dans les journaux nés de 1830, tel La Femme libre. Le socialisme, surtout le saint-simonisme, qui prêchait l’émancipation jumelle des prolétaires et des femmes, appuyé sur l’unité du « couple-prêtre » des deux sexes réconciliés, avait constitué un formidable apprentissage (cf. encadré « Les socialistes utopistes et les femmes »).
Toutefois, l’exigence quasi victorienne de respectabilité morale avait refoulé les derniers éclats d’une libération sexuelle dont Claire Démar fut la tragique interprète (en 1834, l’auteur de Ma loi d’avenir, désespérée de ne pouvoir l’atteindre, s’était suicidée), et dont les premiers romans de George Sand (Indiana, Lélia) sont aussi porteurs.Michèle Riot-Sarcey a évoqué la trilogie Niboyet-Gay-Deroin, « trois figures critiques du pouvoir ". Eugénie Niboyet (1807-1883), une protestante philanthrope, secrétaire de la Société de la morale chrétienne, visiteuse de prison et militante de l’abolition de la peine de mort, publiciste expérimentée, fut la principale animatrice du Club des femmes et de La Voix des femmes. Jeanne Deroin (1805-1894), lingère, puis institutrice, compagne d’un socialiste dont elle eut trois enfants, attachait beaucoup de prix à l’éducation. Elle fut candidate aux élections du printemps 1849, avant de s’exiler à Londres. Jeanne-Désirée Véret (1810-1890), devenue Gay par son mariage avec un disciple du socialiste anglais Robert Owen, rencontré à Londres en 1837, lors de son premier exil, lingère, saint-simonienne, puis fouriériste (cf. encadré « Les socialistes utopistes et les femmes »), s’investit surtout dans les associations ouvrières et mena le combat pour les ateliers nationaux féminins et le droit au travail des femmes. Déléguée par les travailleurs du Faubourg-Montmartre, elle milita pour la présence des femmes à la Commission du Luxembourg, instituée le 28 février 1848 pour étudier les questions sociales, et fut, pour cette raison, destituée. Plus qu’aucune autre, cette femme passionnée tenta de vivre ensemble l’amour et la révolution, ce dont témoignent ses superbes lettres.
Mais il y en eut bien d’autres : Pauline Roland (1805-1852), fille du directeur des Postes de Falaise, montée à Paris pour rencontrer le disciple de Saint-Simon Prosper Enfantin (cf. encadré « Les socialistes utopistes et les femmes »), mère célibataire de quatre enfants, gagnant sa vie par l’aiguille et la plume. Institutrice, elle fonda en 1849 avec Jeanne Deroin l’Association fraternelle des instituteurs socialistes. Arrêtée, déportée en Algérie, après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, elle mourut sur la route du retour en 1852. Et encore Suzanne Voilquin, sage-femme, disciple d’Enfantin, qui fit en 1834 le voyage d’Égypte pour y chercher, conformément à la doctrine saint-simonienne, la « Mère » qui devait s’y trouver ; Adèle Esquiros, Jenny d’Héricourt, Élisa Lemonnier, zélatrice de l’instruction professionnelle des filles, la toute jeune Victoire Tinayre, future communarde. Et toutes celles qui écrivent anonymement, signant de leurs prénoms, encore une fois selon la pratique saint-simonienne, dans les colonnes de La Voix des femmes, ou le courrier des lectrices.
Une élite de femmes, urbanisées, alphabétisées, voyageuses, gagnant leur vie de toutes les manières, éprises d’écriture et de liberté, « intellectuelles » avant la lettre, forment l’armature de ce mouvement. Elles organisent des réunions, à leur domicile, « chez celle qui aura le plus de chaises », se démènent dans tous les sens, conscientes de vivre une conjoncture historique dont il importe de tirer parti.Elles s’appuient sur une nébuleuse de lingères, brodeuses, couturières, que Jeanne-Désirée Gay tente d’organiser en coopératives au sein des ateliers nationaux.
Mais au-delà – et en dehors – , bien d’autres femmes s’ébranlent, et dans des milieux très divers. Les ouvrières de Saint-Étienne et du Lyonnais manifestent, violemment, contre les couvents qui leur font concurrence. Dans les campagnes du Var, à La Garde-Freinet, les femmes font grève, défilent dans les rues, organisent une société de prévoyance, la Sainte-Madeleine. Le salariat introduit à de nouvelles formes de sociabilité.
Le travail, le salariat, la ville : tel est l’horizon brouillé de ces femmes d’un peuple aux contours indécis. Des paysannes, présentes au contraire dans les émeutes de subsistances de 1846-1847, il est peu question.Ce qui frappe, c’est la force relative du nombre, tant en France qu’en Europe. Les associations se chiffrent pas dizaines, les manifestations par centaines, les pétitions surtout, forme classique de l’expression citoyenne des femmes, par milliers de signatures. A Vienne, en Autriche, une pétition du « Groupe démocratique des femmes » en obtient plus de mille. Mouvement de masse ? C’est beaucoup dire. Néanmoins, avec l’extension de l’alphabétisation et du salariat, on sort du cercle étroit des dames pour entrer dans l’ère moderne des foules. On change, timidement, d’échelle. Frappe aussi une certaine mixité sociale, avec le voisinage de femmes « auteures », ou de patriotes de haut vol liées, par leurs maris souvent, aux mouvements nationaux – ainsi, en Roumanie, Anne Ipatescu et Marie Rosetti, et, en Italie, la princesse Cristina de Belgiojoso –, et de femmes du peuple. Une alliance fragile, qui ne se retrouvera plus au même degré.1848 a donné le signal d’une incroyable effervescence féminine. « Après la révolution de février, le Gouvernement provisoire fut assailli par les femmes », lit-on dans La Politique des femmes en août 1848. « Les unes écrivaient des lettres, d’autres des projets, d’autres arrivaient en troupe un drapeau en tête, et toutes venaient demander protection à la République. »
Leurs formes d’action empruntent à l’alphabet démocratique du temps. Elles constituent des délégations, organisent des comités, des clubs à la mode anglaise, avec lectures publiques et discussions sur des thèmes annoncés. A Lyon, à Paris, il y en eut plusieurs, souvent chahutés par de mauvais plaisants, qui se gaussent de la gaucherie des oratrices. Les femmes fondent des associations : coopératives, mutuelles, sociétés fraternelles… Interdites de banquets masculins, sous prétexte de décence, elles en tiennent pour elles-mêmes : à Preyssas, petite commune du Lot-et-Garonne, elles sont cent cinquante à s’y retrouver.
De la pétition à l’opuscule, elles ont tout osé
Elles participent aux manifestations communes, notamment aux cortèges de fêtes, telle celle de la Fraternité, le 20 avril 1848, par lesquelles la Révolution tente de se donner un rituel de gestes et de symboles unificateurs. Mais elles ont aussi les leurs propres, surtout pour le travail. Quelques-unes, les plus jeunes, prétendent patrouiller et monter la garde : on réprouve ces Amazones, ainsi que les barricadières nombreuses pourtant. L’accès aux armes, à la rue, à la parole publique demeure suspect et sous contrainte.Au bout du compte, l’expression écrite convient mieux aux femmes. De la pétition à l’opuscule et à la presse, elles ont tout osé.
George Sand se voue à l’écrit politique : Lettres au peuple, Bulletins de la République, brochures d’éducation populaire (Paroles de Blaise Bonnin), articles quotidiens… représentent des centaines de pages d’une oeuvre politique sous-estimée. Les pétitions, émanant de groupes professionnels ou locaux, se multiplient. Sur six cent quarante pétitions adressées avant le 2 mai 1848 à la Commission du gouvernement pour l’organisation du travail, Rémi Gossez en dénombre soixante-trois qui émanent de femmes, blanchisseuses, ouvrières de l’aiguille ou confectionneuses qui, dans tous les cas, donnent priorité au salaire5. En Allemagne et en Autriche, les « femmes de Bonn » et celles du Groupe démocratique de Vienne privilégient la participation politique.
De manière générale, les textes courts – lettres, tracts, manifestes, feuilles volantes… – conviennent aux femmes qui n’ont guère le temps de faire plus.Pourtant, certaines ont lancé des journaux, dont, depuis 1830, elles sont devenues familières. La princesse Cristina de Belgiojoso, historienne et journaliste, grande figure du Risorgimento (mouvement de l’unité italienne), avait créé L’Ausonio en mars 1846 pour expliquer au public français la situation de son pays. George Sand lance La Cause du peuple ; l’Allemande Louise Otto, La Frauen-Zeitung (« Journal des femmes », premier numéro en avril 1848) ; Eugénie Niboyet et ses amies font de La Voix des femmes (le premier numéro sort le 20 mars) une tribune et un centre de ralliement.
Projets et propositions s’y expriment : sur le travail, le logement, les tâches domestiques, les équipements collectifs, elles ébauchent des solutions imprégnées de fouriérisme (cf. encadré). Elles en appellent à la générosité des riches, organisent des souscriptions et des quêtes, tiennent des conférences sur l’instruction des femmes…Le plus intéressant réside dans l’existence d’un « courrier des lectrices » où s’expriment des ouvrières en quête d’emploi. La Voix reçoit le soutien d’écrivains illustres, de correspondantes étrangères ; elle donne des informations sur le mouvement en province et en Europe. Elle prend position pour le vote des femmes et soutient, sans succès, la candidature de George Sand aux élections à l’Assemblée nationale. Lorsque, miné par les dissensions internes, le journal s’interrompt, Jeanne-Désirée Gay lance La Politique des femmes, plus ouvrier, et Jeanne Deroin, L’Opinion des femmes. Elle y proteste contre le manque de hardiesse du Parlement qui maintient les femmes dans la dépendance. « Ne voulant émanciper la femme ni comme être humain, ni comme chat, chien, tigre, lion, serpent […], il en a fait une chose. » En quelques mois, un fleuve de textes et de mots s’est écoulé, porteur de revendications nouvelles.Mais quelles revendications ? A travers ces écrits, s’affirme un profond désir d’autonomie, de dignité, de reconnaissance, l’aspiration à être consultées et respectées. Des ouvrières s’agitent-elles ? Eugénie Niboyet commente : « Pourquoi ces femmes, ordinairement si paisibles, font-elles leur 93, pourquoi elles se révoltent ? Parce que les ateliers de femmes sont dirigés par des hommes, parce que la faveur est à plus haut prix que le mérite […]. Ce que l’ouvrière veut, ce n’est plus l’aumône organisée, c’est le travail justement rétribué. […] Les ouvrières ne veulent pas compliquer la tâche du gouvernement ; mais elles veulent être consultées en ce qui les concerne. »Voilà bien l’essentiel : être enfin reconnue comme sujet.
Ce qui veut dire : droits civils, y compris droit au divorce, droit au travail, à l’éducation et enfin droits civiques. George Sand considère l’égalité civile comme une priorité absolue. Eugénie Niboyet milite pour le divorce. Le projet de loi en sa faveur, présenté par Crémieux, en mai, est chahuté par les députés et reporté sine die. Jeanne-Désirée Gay proteste contre le caractère charitable des ateliers nationaux féminins ; on les fait surveiller par « des dames à chapeau qui nonchalamment lisent le journal, accompagnent chaque phrase d’une fraise au sucre et au vin de Bordeaux, mais n’aident en rien les petites ouvrières qui songent qu’avec un salaire à la pièce et leur manque de rapidité, elles n’auront que trente centimes, à peine de quoi acheter du pain ». Selon le socialiste Philippe Buchez, le travail des femmes « est un de nos plus sérieux embarras ».
On le traite de manière particulière, comme une question à part, prompt à flétrir la concurrence des couvents et prisons, où le travail est interdit par décret, tandis qu’on demeure évasif quant à l’égalité avec les hommes ordinaires. Les femmes sont vues comme des êtres fragiles, à protéger, les jeunes filles surtout, que guette la prostitution. La notion de droits importe moins.Les femmes allemandes, Louise Otto en tête, insistent surtout sur l’éducation qu’elles veulent réformer de fond en comble, pour les deux sexes, du jardin d’enfants à l’enseignement supérieur, et organisent des établissements indépendants à la fois des Églises et de l’État. Pour former les maîtresses, on institue un « Collège d’enseignement supérieur du sexe féminin » à Hambourg, qui accueille près de cent personnes entre 1851 et 1853.
En France, Jeanne Deroin et Pauline Roland créent en 1849 l’Association fraternelle des instituteurs socialistes, dont le programme, rédigé par le socialiste et ami de George Sand Pierre Leroux, prévoit l’éducation collective des jeunes enfants des deux sexes, à la manière allemande.La question de la citoyenneté fut, de toutes, la plus conflictuelle. Le désir de participer à l’espace public – du port des armes au droit de vote, en passant par les libertés de réunion et d’association – était ardent pour une active minorité. Et les interdits, formulés dès le reflux républicain (cf. encadré « Deux siècles de luttes »), furent ressentis comme une sévère remise en ordre. Le décret du 27 juillet 1848 rappela qu’il était rigoureusement impossible « aux femmes et aux enfants » – certains ajoutaient mezzo voce « aux fous » – de participer à un club ou à un meeting. Comme si l’insurrection de juin était le résultat de la présence insolite de femmes hystériques, qu’il convenait plus que jamais de contenir dans le privé.Le droit de suffrage, surtout, fut controversé en cette phase cruciale de redéfinition des limites. Il divisa à peine les démocrates, tant pour l’immense majorité l’exclusion des femmes allait de soi, et il opposa les femmes entre elles.
Anne Verjus a montré la mutation décisive qui se produit alors : le passage d’une conception familialiste du vote, qui faisait du père de famille le représentant « naturel » des siens (conception qui ne soulevait pas jusque-là d’objection fondamentale dans une société encore largement holiste, c’est-à-dire donnant priorité au groupe sur ses composantes), à une conception individualiste, selon laquelle le vote est un acte personnel, indépendant et potentiellement secret (secret entériné ultérieurement par l’obligation de l’isoloir, la loi de 1913 parachevant cette évolution juridique et symbolique). C’est, selon elle, à ce moment-là seulement que se pose avec acuité la question du statut politique individuel des femmes, lequel était loin d’être clair pour les « femmes de 1848 », même quand elles réclamaient le droit de vote.Celles-ci fondent en effet leur revendication sur les qualités des femmes comme genre et sur ce que, à ce titre, elles peuvent apporter dans la cité. « C’est une cité mixte, et non pas neutre sexuellement, fondée sur les capacités propres à chaque sexe, que revendiquent les féministes de 1848. » D’où leur insistance sur la fonction domestique et maternelle des femmes dans ce « grand ménage » qu’est l’État. « Nous n’aspirons pas à être bons citoyens, nous aspirons seulement à être bonnes citoyennes, et si nous réclamons nos droits, c’est comme femmes et non comme hommes », peut-on lire dans La Voix des femmes, le 11 avril. « C’est comme chrétiennes et comme mères que les femmes doivent réclamer le rang qui leur appartient dans le temple, dans l’État et dans la famille », dit Jeanne Deroin qui souscrit au rôle de pivot représenté par la famille. Mais elle souhaite une famille égalitaire : « La société est fondée sur la famille : si la famille est fondée sur l’inégalité, la société reprendra son vieux pli. » Et d’ajouter : « C’est parce que la femme est l’égale de l’homme et qu’elle ne lui est pas semblable, qu’elle doit prendre part à l’oeuvre de la réforme sociale. »
Il n’est pas surprenant que, dans ces conditions, Eugénie Niboyet réclame, à tout le moins, le droit de vote pour les veuves et les filles majeures. En somme, il s’agit moins d’une construction anglo-saxonne du genre – il faut des femmes pour représenter les femmes –, à l’?uvre dans le futur suffragisme anglais6 que d’une vision encore relativement traditionnelle des choses.
Un échec qui aggrava la solitude des femmes dans la cité
Dans ces perspectives, le refus de George Sand d’être la candidate de « ces dames » n’est pas seulement répugnance de star à être manipulée – elles l’avaient officiellement choisie sans l’avoir consultée – mais adhésion à une conception différente et, à certains égards, plus moderne du droit de suffrage et de l’avenir de l’« individue »-femme. Sand fait de l’obtention des droits civils un préalable absolu. « Les femmes doivent-elles participer un jour à la vie politique ? Oui, un jour, je le crois avec vous, mais ce jour est-il proche ? Non, je ne le crois pas. […] La femme étant sous la tutelle et dans la dépendance de l’homme par le mariage, il est absolument impossible qu’elle présente des garanties d’indépendance politique, à moins de briser individuellement et au mépris des lois et des m?urs, cette tutelle que les m?urs et les lois consacrent. »Il convient de ne pas « commencer par où l’on doit finir ». « Quant à vous, femmes qui prétendez débuter par l’exercice des droits politiques […], quel bizarre caprice vous pousse aux luttes parlementaires, vous qui ne pouvez pas seulement y apporter l’exercice de votre indépendance personnelle ? […] Vous prétendez représenter quelque chose, quand vous n’êtes pas seulement la représentation de vous-mêmes. »
Ce n’est pas au nom du sexe, mais au nom d’une femme « individue » égale dans l’universalité vraie des droits humains, que Sand revendique, elle aussi, le droit de suffrage – droit qu’elle refuse de fonder sur la famille. On mesure l’importance du débat politique ouvert en 1848, et d’où les femmes sortent provisoirement vaincues.En effet, en dépit de l’ampleur d’un mouvement de dimension européenne, où se combinent, dans des proportions indiscernables, effets de similitude et de contagion (entre féministes françaises, belges, allemandes, italiennes, etc., des échanges existent), 1848 fut, à court terme, un échec qui aggrava encore un peu plus la solitude des femmes dans la cité. Entre mouvement ouvrier, dont Proudhon, rigoureusement hostile à toute intervention publique des femmes, est le principal inspirateur (cf. encadré « Les socialistes utopistes et les femmes »), et féminisme, qualifié désormais de « bourgeois », la rupture est totale.
Tandis que le sandisme est rendu responsable du dérèglement des moeurs, Michelet, dans son cours au Collège de France (1850), accuse les femmes de l’échec de la République, incriminant leurs liens avec les prêtres, selon une thèse classique qui fondera la bonne conscience et la défiance républicaines à leur égard. D’où, ajoute-t-il, la nécessité de les éduquer. Tout cela annonce un Second Empire d’une modernité douteuse quant aux rapports de sexes.Caricaturées, moquées, dans un déferlement d’antiféminisme que seule explique la peur éprouvée de leur présence, les « femmes de 1848 », exilées (ainsi pour Jeanne Deroin et Jeanne-Désirée Gay), emprisonnées, déportées (Pauline Roland), réduites au silence, sombrent dans l’oubli, tandis que triomphent bourgeoises et demi-mondaines à crinoline, dames de charité et « petites femmes de Paris ». La « bonne Dame de Nohant », Sand, qui n’a pourtant pas varié dans ses convictions républicaines et socialistes, et a poursuivi, par son ?uvre, une critique active, notamment anticléricale, participe cependant à ce travail d’antimémoire.
Lorsque Michel Lévy, l’éditeur de ses ?uvres complètes, lui proposa en 1875 – un an avant sa mort – d’inclure ses écrits politiques, y compris les Bulletins de la République, qu’en 1848 elle avait rédigés, elle refusa, parce que, dit-elle, « je n’ai jamais fait de politique proprement dite ». Ainsi s’opère, avec la lassitude des acteurs, résignés, la plus subtile des formes de la dénégation historique.Que la revue L’Histoire ait eu, en 1998, pour le 150e anniversaire d’une Révolution que, dans les fracas d’une fin de siècle marquée par l’effondrement du Mur de Berlin et l’ampleur d’une crise mondiale, on aurait tendance à oublier, l’idée de choisir comme figures du souvenir les « femmes de 1848 », est sans doute un heureux signe des temps.Signe dont il ne faut pas, toutefois, exclure l’ambiguïté. D’un côté, il souligne l’avancée décisive des femmes dans la cité, au double niveau de l’histoire et des pratiques politiques. D’un autre, il risque d’indiquer, dans une pensée symbolique dont les systèmes de valeur n’ont guère changé7, une moindre importance de 1848, enjeu inévitablement affaibli, lieu de mémoire déserté, pour d’autres plus urgents. Les femmes ne seraient-elles que les vestales des temples vides ?Qu’on ne voie ici nulle mélancolie, mais le sentiment de la fragilité du récit historique, pont suspendu entre le passé et le présent, également incertains.
Source et compléments : http://www.histoire.presse.fr/content/homepage/article?id=7287
mercredi 19 mars 2008
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