Officiellement, le système Base-élèves n’est qu’un outil de gestion qui permettrait une meilleure communication entre les administrations. En fait, ce système pose de nombreux problèmes, concernant notamment la nature des informations fichées, l’accessibilité à ces fichiers, la sécurité ...
Une chose est certaine : tout abandon d’une parcelle de liberté est définitif. La protection des données, c’est comme l’environnement et la biodiversité : ce qui est peu à peu grignoté ne se reconstitue jamais.
Cet article de Françoise Dumont, membre du bureau national de la LDH, a été publié dans le numéro 139, juillet août septembre 2007, de la revue Hommes & Libertés.Qu’est ce que base-élèves ?Si on s’en réfère au discours officiel, base-élèves n’est rien d’autre qu’un outil de gestion qui vise à permettre un pilotage plus précis du système éducatif et de connaître avec précision les effectifs, ce que, paraît-il, le Ministère ne parvenait pas à faire. Autrement dit, l’outil permettra de débusquer ces quelques élèves-fantômes qui, parfois, permettent de sauver des postes. D’emblée, on a envie de répondre au Ministère que si l’Education Nationale fonctionnait un peu moins à « flux tendu », ce type d’artifice – dont l’emploi reste au demeurant très limité – serait moins tentant… Ce sera aussi, selon les informations données sur le site Eduscol, une application conçue pour aider les directeurs d’école dans leurs tâches quotidiennes, partager des informations avec les mairies et permettre à l’Inspecteur de l’Education Nationale ou à l’Inspecteur d’Académie de disposer en temps réel d’informations fiables. Les enquêtes seront effectuées directement dans la base, sans solliciter des directeurs d’école qui, souvent, avaient commencé à se « bidouiller » leur propre fichier. C’est d’ailleurs, semble-t-il, pour unifier ces initiatives personnelles, que le Ministère de l’Education nationale s’est engagé, en 2004, dans la fabrication d’un outil selon lui mieux adapté et qui permettrait une communication entre toutes les administrations. « Base-élèves » était née et son expérimentation était lancée dans 21 départements. Elle a été depuis étendue à 77départements, la généralisation étant prévue pour septembre 2009. Dans le second degré, il existe, depuis 1995, une autre logiciel (Sconet), que l’administration envisage de fusionner avec Base-élèves.
Côté élèves, Base-élèves s’adresse exclusivement au premier degré et aboutira donc, s’il se met en place partout , à ce que tous les enfants, sans exception, et quel que soit leur mode de scolarisation, soient « fichés », de la maternelle au CM2.Chaque nouvel enfant entré dans la base doit se voir attribuer un numéro INE (Identifiant National Elève) unique qui servira durant toute sa scolarité à son identification informatique.
Base-élèves et la CNILEn ce qui concerne la collecte d’informations nominatives en milieu scolaire et dans l’ensemble du système de formation, la Commission Nationale de l’Informatique a rédigé en 1985 une recommandation générale et deux normes simplifiées, l’une en 1986 relative aux élèves de l’enseignement secondaire, l’autre en 1986 relative aux élèves des écoles maternelles et primaires. Même si la prose de la CNIL n’est pas toujours d’un accès évident, on y retrouve un certain nombre d’indications sur la nature des informations recueillies (elles doivent être « adéquates, pertinentes et non excessives eu égard aux finalités pour lesquelles elles sont sollicitées »), sur l’information préalable des intéressés (ceux-ci doivent avoir connaissance des destinataires des informations , de l’existence d’un droit d’accès et de rectification aux informations les concernant …), sur la limite des interconnexions possibles, sur la nécessaire sécurisation des informations.
Pour pouvoir mettre en place Base-élève, le Ministère de l’Education Nationale a déclaré, en décembre 2004, la mise en œuvre d’une application informatique à caractère personnel. La commission a répondu le 1er mars 2006 en se contentant de délivrer un récépissé, un agrément avec numéro d ’enregistrement, ce qui est différent d’un avis, mais, depuis 2004 précisément, l’avis préalable de la CNIL n’est plus nécessaire lorsqu’il s’agit de fichiers d’Etat.
Dans cette déclaration à la CNIL, le Ministère a bien sûr donné un certain nombre de « garanties », quant aux destinataires des informations recueillies. Ainsi, si les maires sont habilités à accéder à des données relatives à l’identité des enfants d’âge scolaire résidant dans leur commune, ils ne doivent pas, en principe, avoir des informations relatives aux besoins éducatifs particuliers des élèves. Il faut croire que ces garanties n’ont jamais convaincu complètement la CNIL puisqu’elle avait accompagné son récépissé d’une demande d’informations supplémentaires sur la sécurisation et la gestion de l’INE.
Lorsqu’il était interrogé au sujet de Base-élèves, le Ministère a toujours voulu rassurer en décrivant cette sécurisation comme « exemplaire », la comparant même à celle développée sur les sites bancaires. Malheureusement pour lui, des personnes extérieures à l’expérimentation ont constaté , en juin dernier, qu’elles pouvaient avoir accès par Internet à Base-élèves, notamment parce que le mot de passe pour une école donnée était le même que l’identifiant de l’établissement, lequel est accessible à tout un chacun. Devant ce constat, le Ministère, pris en quelque sorte la main le sac, a, dit-il, renforcé la sécurité du dispositif, notamment en fermant le logiciel pendant quelques jours et en changeant les mots de passe. Par ailleurs, il s’est vu adresser un courrier par la CNIL, celle-ci lui demandant quelques explications sur la façon dont les informations sur la nationalité pouvaient être exploitées. Nous n’avons jamais eu connaissance de la réponse du Ministère.
Une mobilisation difficile à construire
Comment ont réagi les enseignants concernés par Base-élèves ? Il faut reconnaître que , dans un premier temps, l’opposition à ce logiciel a été mince. D’autant plus que la mise en place progressive de celui-ci n’a pas facilité la mobilisation. Pourtant, l’étendue des renseignements censés être fournis par ce fichier était au départ considérable puisqu’ils concernaient la culture d’origine, la nationalité ou encore la date d’arrivée sur le territoire, la langue parlée à la maison, l’intégralité du parcours pédagogique (redoublement, absentéisme, suivi par un réseau d’aide...) et des indications aussi personnelles que la façon dont l’enfant se rend à l’école (accompagné ou non…). Quant aux parents d’élèves, bien peu d’entre eux ont réagi, puisque dans la grande majorité des cas , ils ignoraient l’existence même de ce fichier.
Petit à petit, des mobilisations se sont crées, certes localisées, à Toulon, dans l’Oise, en Isère ou en Ille-et-Vilaine , mais déterminées face à une administration qui, verbalement, n’hésitait pas à menacer les enseignants récalcitrants de sanctions. Il faut dire que des déclarations et le contexte général ont parfois facilité des prises de conscience et suscité d’extrêmes réserves face à toute transmission d’informations concernant la nationalité des élèves ou leurs éventuels besoins d’aide. Parmi les déclarations, citons celle de l’IA des Pyrénées Orientales qui a déclaré lui même que « base–élèves » serait une formidable source d’informations sur l’immigration.
Quant au contexte, c’est à la fois celui d’une chasse sans pitié aux immigrés en situation irrégulière et celui qui tend à confondre prévention et prédiction de la délinquance. Ainsi en 2005, le rapport Bénisti préconisait le dépistage précoce des comportements déviants et définissait la langue maternelle non-francophone comme un facteur possible de délinquance. Un an plus tard, un rapport de l’Inserm préconisait le dépistage des troubles mentaux dès la crèche et suscitait la pétition « pas de zéro conduite pour les enfants de 3 ans ». Faut-il rappeler que cette pétition a obtenu plus de 200 000 signatures et que l’INSERM a reconnu que ses procédures d’évaluation dans ce domaine avait été mal appliquées à l’occasion de la rédaction de son rapport litigieux ? Un autre élément à charge contre Base-élèves concerne évidemment l’adoption, en mars 2007, de la loi de prévention de la délinquance, celle-là même qui impose le partage d’informations entre les acteurs sociaux, professionnels de la santé, enseignants, policiers ou magistrats, et le maire. Par ailleurs, si la mise en œuvre de Base-élèves interdit le croisement des fichiers, cette même loi de prévention de la délinquance modifie le Code de l’Education et autorise le maire à avoir accès aux données scolaires et à constituer un fichier à partir des informations fournies par la CAF et l’IA. Quand on sait que ce même maire est président du conseil des droits et devoirs des familles et qu’à ce titre, il peut notamment demander la suppression ou leur mise sous tutelle des allocations familiales, les inquiétudes sont tout à fait légitimes.
Au delà de Base-elèvesSous la pression d’un mouvement de contestation auquel nous avons participé, le ministère vient de décider de supprimer de Base-élèves les champs relatifs à la nationalité des enfants, à leur date d’entrée sur le territoire, à leur culture et langue d’origine. Tous les fichiers d’ores et déjà remplis sont considérés comme nuls et non avenus. C’est une première victoire qu’il ne faut pas sous-estimer. En même temps, le problème n’est pas réglé dans la mesure où ce fichier continue de participer d’un fichage précoce des enfants, parce que le temps de conservation des données reste flou, parce qu’à l’instar de tous les autres fichiers, celui-ci se met en place en absence totale de débat public. Combien de parents sauront que leur enfant est dorénavant fichés de cette manière ? Il y a, de la part du Ministère, une vraie volonté de banaliser ce type d’outil, comme il souhaite d’ailleurs banaliser l’utilisation des contrôles biométriques dans les établissements scolaires. Ces bornes biométriques ne représentent pas forcément un contrôle fort, il s’agit souvent du contour de la main , mais elles n’en demeurent pas moins un des éléments qui nous apprennent, dès le plus jeune âge, à toujours être identifiés, triés, séparés. En bref, un cheval de Troie « convivial », mais farci de convivialité policière.
Si ces outils nous interpellent particulièrement parce qu’ils s’agit d’enfants ou d’adolescents, on aurait tort de considérer cette question comme étant uniquement circonscrite au champ de l’éducation et d’en minimiser la complexité sur les plans technologiques, éthiques et politiques. Les polémiques autour du rattachement du numéro se sécurité sociale (NIR) au dossier médical, la tentative de mise en place du fichier ELOI conçu pour lutter contre l’immigration clandestine, le projet INES de carte d’identité numérique intégrant des éléments biométriques, les conséquences du recours aux fichiers de police judiciaire STIC et JUDEX, nous donnent à voir les effets sur la vie privée, la déontologie et les droits de l’Homme que peuvent avoir ces systèmes informatisés de gestion des données administratives.
Devons-nous baisser la garde parce que la France n’est pas la seule concernée par une possible dérive des fichiers informatisés comportant des données nominatives ? Sûrement pas, même si l’équilibre entre l’acceptation de techniques modernes – parfois utiles pour les intéressés eux mêmes – et leur dénonciation est parfois difficile à trouver. Une chose est pourtant certaine : tout abandon d’une parcelle de liberté est définitif. La protection des données, c’est comme l’environnement et la biodiversité : ce qui est peu à peu grignoté ne se reconstitue jamais .
Dans le domaine des systèmes de contrôle et de fichage, 1+1 =3, car il y a toujours des synergies, des croisements de fichiers que l’on ne discerne pas, des conséquences que l’on ne voit pas tout de suite. Dans un numéro d’Hommes et Libertés paru en 1998, Alain Weber, le responsable de la commission Informatique et Libertés de la LDH, soulignait déjà que toute l’histoire de l’utilisation des technologies nouvelles, y compris dans les gouvernements démocratiques , allait vers plus de surveillance. Il en appelait au citoyen qui, écrivait-il, « a un impérieux devoir de vigilance car il est dépositaire – pour les générations à venir – de la conservation et du développement des espaces de libertés. ». Cette affirmation, formulée avant l’avalanche de lois sécuritaires à laquelle nous avons assisté en France depuis 2002, avant la mise en place du Patriot act aux Etats Unis, n’a malheureusement pas pris une ride.
Pour conclure, complétons là par une autre citation, de Benjamin Franklin cette fois, : « quiconque est prêt à sacrifier sa liberté pour un peu de sécurité provisoire ne mérite ni l’un ni l’autre ». A bon entendeur, salut !
Françoise Dumont membre du bureau national de la LDH